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Le tour du monde en 82 jours du Bark Europa
Pendant l’épidémie de Covid-19, le 3 mâts «Bark Europa» coincé à quai à Ushuaïa a entamé un périple maritime à la voile et sans escale jusqu’à son port d’attache au Pays-Bas. Un voyage inédit…
L'incroyable tour du monde du Bark Europa
C’est un fameux 3 mâts
Le Bark Europa est un «trois-mâts barque*» construit en 1911 dans les chantiers Stucken à Hambourg. Reclassé depuis 1994, le voilier propose des croisières de décembre à mars lors de l’été dans l’hémisphère sud. Il est spécialisé dans les expéditions dans l'Antarctique, par le cap de Bonne-Espérance et le seul grand voilier à s'aventurer dans les eaux froides entourant Ushuaïa et la Terre de Feu. C’est également un voilier-école qui accueille des passagers sans expérience de la mer et les forme, durant leur périple, aux manœuvres maritimes.
Avec son équipage de 14 professionnels et ses 11 cabines, l’Europa peut accueillir jusqu’à 48 passagers pour des expéditions dans la péninsule antarctique au départ d’Ushuaïa en Argentine.
Ushuaïa, ville-port du bout du monde
Rendue célèbre par l'émission de télévision éponyme, Ushuaïa est une ville-port de l’Argentine qui se définit comme «la fin du monde et le début de tout». Ushuaïa se situe au sud de la grande île de la Terre de Feu et à l’extrême sud de l’Amérique du Sud. C’est le traditionnel port d’attache du voilier Europa, point de départ de ses croisières en Antarctique.
Aux confins de l'océan
Début 2020, au retour d’une de ses croisières habituelles en Antarctique, les passagers du Bark Europa ont trouvé un port quasi-désert du fait de l’épidémie de Covid-19 qui a mené la majorité de la population mondiale en confinement.
«Vue du pont, la ville d’Ushuaïa semble vide et le silence règne. Son port habituellement vivant est devenu presque vide, et seuls le fret et un navire de pêche y sont encore autorisés à mener leurs activités pour éviter un effondrement total de l’économie et de la chaîne d’approvisionnement.»
Cette situation inédite a pris beaucoup de navigateurs de court, un peu partout dans le monde. Sur le Bark Europa, difficile d’envisager un avenir à quai pendant d’une période indéfinie alors que les services du port se mettent à l’arrêt l'un après l'autre. Même la connexion WiFi finit par n'être plus accessible.
Le virus frappe fort et toute les opérations de la vie courante s’en trouvent affectées. Le temps passant, interdiction formelle pour l’équipage de descendre à terre. Les quais sont surveillés par des militaires. La situation devient préoccupante. C’est l’automne austral, les jours diminuent et les températures baissent. Un seul des membres de l’équipage a pu regagner ses pénates, les autres sont restés confinés à bord et du fait de la fermeture des frontières entre les différents pays, seuls deux membres de l’équipage de relève ont pu rejoindre le navire .
Europa hausse les épaules et prend le large
Eric Kesteloo, le capitaine néerlandais du Bark Europa prend alors la décision de quitter le port d’Ushuaïa avant son bloquage total et de rallier son port d’attache à Scheveningen aux Pays-Bas. La décision ne fut pas facile à prendre car la navigation hauturière est incertaine et le moindre faux pas peut coûter cher. L’équipage est réduit et du fait des restrictions liées à l'épidémie aucune escale ne sera possible, ni pour se ravitailler en nourriture, ni en carburant. Le capitaine et son équipage vont relever le défi. Le 27 mars, la décision est prise de prendre le large.
"Après une délibération minutieuse examinant de nombreuses possibilités, la décision a été prise de ramener le navire chez lui et de lui donner ainsi la meilleure chance possible de reprendre la mer après la fin de la folie de la pandémie de corona dans le monde."
Le Bark Europa naviguera à l'ancienne, suivant la route des vents favorables, pour rallier l’Europe et les Pays Bas en contournant l’Amérique du Sud et le continent africain, traversant la Manche pour rallier la mer du Nord. L’équipage, privé des passagers qui traditionnellement mettent la main aux cordages pour les grandes manœuvres, allait devoir piloter le bateau en effectifs réduits.
«Il y a 500 ans, les marins voyageaient sous la voile, à la recherche des brises qui pourraient les ramener à bon port. Nous ferons ainsi. À la voile, sans moteur et sans escale, car en ce moment il n’y a pas de port ouvert qui nous permette d’entrer et de de nous ravitailler. Nous avons de la nourriture, nous avons du carburant pour les générateurs auxiliaires et le meilleur des équipages.»
18 marins, 11 femmes et 8 hommes venus de 12 pays différents et leur capitaine sont seuls pour assurer le pilotage, la maintenance du navire, l’entretien des voiles et les réparations nécessaires. Et pour commencer préparer des provisions suffisantes pour assurer l’ensemble d’un voyage dont ils ne peuvent mesurer précisément la durée. L'estimation était de 70 jours de traversée. Celle-ci durera en tout 82 jours, du 27 mars au 16 juin.
«Aujourd’hui, le 27 mars 2020, Europa hausse les épaules et met les voiles. Certains marins plus aguerris que d’autres font partie de son équipage. Capitaine, second, maître d’équipage, ingénieurs, matelots, chacun d’entre nous a des connaissances et des compétences à partager. Mais tous avec l’amour de la mer, l’envie être aussi libre que possible et de naviguer avec le Bark Europa. Pour certains, c’est une sorte de maison, pour d’autres, un rêve. Pour nous tous, un navire précieux et singulier pour naviguer.»
Prendre la mer pour naviguer vers les Pays-Bas s’est avérée être une bonne décision. Peu après leur départ, l’Argentine décide la fermeture des ports jusqu’en septembre.
D'impressionnantes réserves
Avant de prendre la mer, des membres de l’équipage sont autorisés à descendre à terre, vêtus de combinaisons de protection, de masques et de gants. Le Bark Europa est heureusement conçu pour embarquer et conserver une grande quantité de provisions.
«Heureusement, une fois prêts à prendre la mer on nous a autorisé nous ravitailler en provisions et à remplir nos réservoirs de carburant lorsque nous fûmes prêts à prendre la mer. Mais, dans ces circonstances cette opération de routine s’est révélée une tâche ardue. Nous avons dû prévenir du mieux que nous pouvions le risque d’infection généré par des articles embarqués depuis la terre ferme.»
Côté organisation, la restauration à bord est bien rodée, et, comme le soulignent certains membres de l’équipage, moins de bouche à nourrir c’est également moins de travail en cuisine.
Tous les jours, le cuisinier cuit du pain et fait du yaourt. La laitue est enveloppée dans des journaux et chaque jour, les fruits et les légumes sont retournés et vérifiés afin qu’aucun fruit ou légume gâté ne contamine les autres.
L’ail, le gingembre et d’autres herbes fraîches sont immédiatement congelés dans des bacs à glaçons, ce qui permet d’avoir toujours une petite quantité disponible facile à décongeler.
Côté protéines, ce sont quelques 1 200 œufs qui sont vérifiés et tournés toutes les 2 à 3 semaines pour garder le jaune en mouvement et les conserver aussi longtemps que possible.
Une partie de la liste de courses montre ces impressionnantes réserves : 650 rouleaux de papier toilette, 300 kg de pommes de terre, 125 kg de carottes, 175 kg d’oignons, 400 kg de farine, 200 kg de farine de blé brun, 60 kg de riz, 450 litres de lait, 5 kg d’ail, 1200 œufs…
Mais les réserves ne sont pas inépuisables et l’équipage est parfois inquiet de ce que des provisions viennent à manquer.
«La nourriture et le diesel pour faire fonctionner les générateurs sont les premières choses qui viennent à l’esprit. Nous constatons déjà une diminution des fruits et légumes. Les bananes et les oranges ont déjà disparu de la table et les pommes sont sur le point de suivre le même chemin.»
Secoués par les 40èmes rugissants
La vie à bord s’est organisée au mieux pendant la traversée, entre navigation, entretien du bateau et travaux de rafraîchissement des cabines. Les traditions maritimes sont dûment respectées comme par exemple le passage de la ligne symbolique de l’Equateur pour les nouveaux marins.
Ils connaissent même leur épisode épidémique, non pas heureusement de coronavirus mais de gastro, comme le raconte l’archéologue sous-marine espagnole Maria Intxaustegi, présente au sein de l’équipage.
«Quelques membres de l’équipage ont contracté une gastro-entérite. Ça nous a tous secoués»
C’est également elle qui relate leur passage à tabac dans les 40èmes rugissants.
«Comment c’est de vivre dans une machine à laver pendant deux semaines ? Une gîte importante, les vêtements mouillés quart après quart, le vent hurlant, les vagues de 8 mètres, le recours constant aux harnais constamment quand nous sommes sur le pont pour ne pas être emportés par la déferlante des vagues balayant le pont, le gouvernail tenu à la sueur de votre front en conduisant le navire comme sur les montagnes russes alors que les albatros glissent joyeusement autour de vous comme si de rien n’était….»
Connectés… sans Internet
Durant le mois de mai, après 8 semaines sans Internet «et pourtant toujours vivants» comme ils le soulignent avec humour, les membres d’équipage continuent pourtant à tenir un blog de leur périple via téléphone satellite, «une connexion limitée mais quand même une connexion». Ils restent ainsi en contact avec le monde extérieur et tentent d'assimiler les nouvelles qui leur arrivent concernant l'avancée de l’épidémie. Avec la sensation d’appartenir à un autre monde. Toutes les semaines, la compagnie leur envoie des nouvelles de ce qui se passe sur terre, un journal de 15 à 20 pages. «Une attention particulière a été accordée aux pays des membres de l’équipage» raconte Maria Intxaustegi.
Néanmoins, la vocation du 3 mâts Europa étant de sensibiliser le public aux richesses de la mer, ils racontent régulièrement leurs aventures, la traversée du pot au noir, les rencontres avec les dauphins, les prairies d’algues de la mer des Sargasses déjà observées par Christophe Colomb, la cérémonie de franchissement de la ligne de l’Equateur… On pouvait également suivre leur progression «en live» via les satellites.
Après avoir navigué en vue du Portugal, l’Europa arrive en vue de la rade de Brest, essuie du gros temps dans la Manche et poursuit son périple jusqu’aux Pays Bas.
«… Comme si l’océan voulait nous mettre à l’épreuve une dernière fois avant que nous n’atteignions notre destination. Alors que nous approchions de l’entrée de la Manche, nous nous sommes retrouvés au milieu d’un système dépressionnaire (…) Nous sommes tous mouillés, salés et les vêtements refusent de sécher. Des lignes de sécurité ont été installées sur le pont et nous portons tous des harnais. (…) Il pleut et les vagues éclaboussent régulièrement le pont. Le vent grince, souffle à 40 nœuds, avec des rafales à 50. Le navire se balance et gîte en luttant contre la houle.»
we are home!
Le 16 juin 2020, après un voyage de 82 jours en mer, l’équipage du Bark Europa jette l’ancre dans le port de Scheveningen aux Pays-Bas, sous les exclamations joyeuses de ceux qui avaient eu l'autorisation de faire le déplacement pour les accueillir, les bras chargés de fruits frais, bienvenus après un si long périple. Un équipage heureux d’être de retour et fier du travail accompli, avoir navigué principalement à la voile, par tous les temps, sur un navire vieux de plus de 100 ans.
«Ce n’était pas un voyage par désir de battre des records, mais par nécessité imposée par des circonstances extraordinaires et par la meilleure option dont nous disposions à l’époque. Europa a parcouru plus de 10000 miles nautiques. Sans escale. Un chiffre assez remarquable pour une dame de plus de 100 ans qu’elle est. Nous n’avons jamais douté de ses capacités ni de notre volonté et de notre expérience de la ramener à la maison, la plupart du temps uniquement grâce à la force du vent.»
Et si les membres de l’équipage étaient heureux de regagner enfin la terre ferme, ce ne fut pas sans une certaine appréhension qu’il mirent pied à terre, le monde du retour n’étant pas tout à fait le même que celui qu’il avaient quitté quelques mois plus tôt. À commencer par les «murs d’embrassade», plutôt déroutants d’utilisation…
«Il est difficile de décrire le sentiment que l’on peut éprouver en revenant sur terre après une si longue absence, sans savoir comment le monde a pu changer au cours des mois qui ont passé. (…) la plupart d’entre nous ont passé les tout derniers jours de ce voyage avec des sentiments mitigés ; heureux de rentrer à la maison et de voir nos familles mais aussi un peu effrayés de quitter la sécurité (sans Corona) de notre bulle Europa.»
Pour certains d’entre eux, le voyage n’était pas terminé, ils devaient encore subir une quarantaine avant de retrouver leur foyer… après une aventure que, de leur propre aveu, ils n’oublieront pas de sitôt, même s’ils ne se disent pas prêts à la recommencer… du moins pas tout de suite.